L’innovation dans le secteur social et médico-social ne vient pas seulement des grandes entreprises ou des laboratoires de recherche. Elle émerge aussi du terrain, portée par des professionnels qui, confrontés aux défis quotidiens des personnes accompagnées, imaginent des solutions adaptées à leurs besoins. C’est le cas de Diane, psychomotricienne de formation, qui, après dix ans d’expérience en structures médico-sociales, a fondé Reedukeys. Son outil ludique, inspiré des jeux d’enquête et des escape games, vise à allier rééducation, réadaptation, plaisir et motivation. À travers cette interview, nous découvrons son parcours, la genèse de son projet et les enseignements qu’elle tire de son expérience d’innovatrice issue du terrain.
Diane, vous avez travaillé pendant dix ans dans le médico-social. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et les expériences qui ont marqué votre trajectoire professionnelle ?
En effet, dès mon diplôme d’Etat de psychomotricienne obtenu en 2009, je me suis spécialisée dans l’accompagnement des adultes ayant des lésions cérébrales acquises en E.A.M. ou en M.A.S. Le médico-social, et plus particulièrement le travail en lieux de vie, était un vrai choix professionnel. Au-delà de la psychomotricité, je trouve passionnant d’accompagner la vie en institution, car cela provoque des réflexions très riches centrées sur des situations éthiques fondamentales telles que la liberté, l’enfermement, l’infantilisation, la sexualité, etc.
En 2013, j’ai participé à l’ouverture d’une nouvelle M.A.S. incluant une unité expérimentale pour adultes ayant des troubles cognitifs, liés à l’alcool, récemment diagnostiqués. Avec une équipe fantastique et malgré un contexte institutionnel particulièrement difficile, nous avons avec une énergie incroyable créé ce nouveau lieu de vie et proposé des activités ludiques adaptées à tous.
L’objectif était de proposer les classiques marqueurs temporels tels que Halloween ou Noël en versions adulte, fun, mais aussi des activités non infantilisantes conçues par des animatrices, des professeurs en activité physique adaptée, des psychomotriciennes, des ergothérapeutes, des psychologues et neuropsychologues, etc.
Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a conduit à imaginer un escape game spécifiquement adapté aux personnes en situation de handicap ?
Pour atteindre des objectifs de communication non verbale (pointage, suivi du regard) et développer des capacités à faire des choix, je me suis inspirée du célèbre Cluedo et des enquêtes de l’inspecteur Lafouine que j’ai retravaillés en les accompagnant, par exemple, de photographies. Pour un autre groupe, j’ai adapté des jeux comme le Mysterium ou les enquêtes de Sherlock Holmes.
Mes premiers jeux de piste ont alors aussi vu le jour. Ils découlaient de mon envie, qui était d’ailleurs plutôt une nécessité, de réussir à travailler auprès de certains résidents, de leur proposer des médiateurs stimulants et motivants. Les jeux de pistes étaient un moyen de stimuler la mémoire, les fonctions cognitives ou encore praxiques et de faire face à une apathie parfois si massive.
Les jeux de piste ont été la seule activité co-construite avec mes collègues ergothérapeutes, neuropsychologues, mes stagiaires psychomotriciennes, qui s’est maintenue pendant quatre ans. A cette époque, les escape games étaient en plein essor, je suis devenue progressivement une joueuse passionnée par ces salles de jeux immersifs où l’on peut fouiller partout, manipuler, stimuler notre sens de l’observation et notre logique.
L’utilisation de deux petites salles inutilisées et vides, anciennes salles de consultation d’un bâtiment voisin, nous a offert l’opportunité de passer des jeux de pistes à l’Escape Game. Le contexte s’est avéré idéal pour créer un premier escape game, une salle vide permettant de choisir chaque élément constitutif du jeu sans aucun distracteur pouvant perturber le jeu. J’ai en tête l’immense sourire et les cris de F., jeune homme tétraplégique et aphasique qui guidait son ami marchant avec difficulté et ayant un déficit de mémoire de travail important. Quelle satisfaction lorsqu’ils comprenaient les mécanismes et découvraient les indices !
Pouvez-vous nous présenter Réédukeys : comment fonctionne ce jeu et quels sont ses principaux bénéfices pour les personnes accompagnées ?
RééduKeys est un escape game mobile que j’installe dans les structures sanitaires et médico-sociales. Il me suffit d’une salle et de quelques tables pour installer le célèbre « Cabaret de Mme Cristal » et le faire sortir de ses boites ! J’accompagne entre cinq et huit équipes de trois joueurs tout au long de la journée.
Dans les escape games, il y a toujours un « Game Master » qui guide et intervient par divers moyens en suivant les joueurs via des caméras. Ici, je joue ce rôle en incarnant la directrice du Cabaret où sont cachés des diamants volés. Je suis donc Mme Cristal, directement au contact des joueurs pour adapter le jeu si besoin en réagissant à leurs besoins. Après une rapide présentation de la situation initiale, l’enquête commence. L’équipe observe, fouille, manipule, réfléchit.
Les capacités les plus sollicitées sont les fonctions cognitives telles que l’attention, les gnosies, les fonctions exécutives (planification, mémoire de travail, contrôle inhibiteur, flexibilité mentale…), mais aussi les praxies liées aux manipulations de puzzle, de cadenas, de boîtes, etc. Il est également intéressant d’observer le comportement et la communication entre les joueurs. Enfin, je prends soin de toujours dissimuler des indices olfactifs, l’odorat étant un sens très peu stimulé. Je garde le souvenir d’un jeu de piste à la M.A.S. où les joueurs n’avaient pas du tout reconnu l’odeur du café alors qu’ils en buvaient pourtant une quantité incroyable.
Quels retours avez-vous reçus des participants et des professionnels de santé après les sessions de jeu ?
La première réaction des joueurs et des professionnels est toujours la surprise face à la transformation de leur salle de réunion ou d’activité ! Lors des debriefs, les joueurs soulignent l’importance du travail d’équipe : « Ca fait ressortir la force de l’équipe », ou encore, « C’est pas facile, mais c’est intéressant et ça fait tourner la tête », « C’est interactif et ça fait réfléchir ». Très souvent, les équipes se prennent au jeu de la compétition et me demandent de chronométrer les parties pour désigner une équipe gagnante.
Les photos accessoirisées avec le boa, la perruque ou le chapeau plaisent aussi beaucoup et laissent de supers souvenirs ! Les équipes apprécient aussi le juste équilibre de ce « serious game » qui amuse autant qu’il fait cogiter.
Comment avez-vous structuré le modèle économique de votre projet ? Avez-vous bénéficié d’un accompagnement pour le développer ?
La toute première idée du jeu est donc née à la M.A.S., comme indiqué précédemment. Une dizaine d’années s’est écoulée entre les premières réflexions et la réalisation du projet. Je regrettais de ne rien faire des dizaines de jeux de pistes que nous avions créés et j’avais l’idée d’en constituer un livre-recueil. Puis, j’ai rencontré, sans imaginer la suite, celui qui m’a guidée et me guide encore dans le développement de RééduKeys. Gilles, ancien militaire, lui aussi entrepreneur reconverti, musicien et créateur (de génie !) d’instruments de musiques électroniques adaptés à la rééducation et à la réadaptation. Il intervenait à la M.A.S. une demi-journée par semaine ; son exemple m’a inspirée : rencontrer, soutenir des équipes et stimuler des résidents avec un médiateur ludique novateur et motivant… qui m’amuse autant qu’eux ! Gilles a été d’une aide précieuse dans l’élaboration du modèle économique : c’est lui qui m’a inscrite dans une posture d’entrepreneuse créatrice d’un concept. Les deux modèles que nous avons imaginés sont donc un escape game mobile en région parisienne, mais aussi des boxs, des boîtes de jeux d’enquêtes adaptées envoyées par colis partout en France. Ces boxs sont en cours de prototypage.
La seconde personne qui a accompagné ma réflexion autour de ces projets est Charles, ami d’ami, docteur en chimie et physique-chimie, aussi reconverti en créateur d’escape games. Il m’a aidé au niveau technique en me faisant découvrir les dessous des escape games, en me parlant d’impression 3D, de modélisation et de machine de découpe laser.
Votre parcours illustre la capacité des professionnels de terrain à innover. Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui souhaitent transformer leurs idées en projet concret ?
Je conseillerais avant tout d’oser se lancer et de tester des idées sans attendre qu'elles soient parfaitement abouties. L'expérimentation permet d'affiner un concept et d'apporter les ajustements nécessaires. Il est également essentiel de s'entourer de personnes bienveillantes et constructives, capables d'apporter un regard extérieur et de challenger le projet.
Enfin, s'appuyer sur son réseau est primordial : partager son projet, recueillir des avis et trouver des partenaires qui partagent les mêmes valeurs. L'innovation naît presque toujours de la collaboration et des échanges !